10 Petite amie.

« Tu te rends comptes de l'heure qu'il est ?! » S'exclama Chiba Takuya.

Il était très énervé que je sois arrivé aussi tard dans la journée, et c'était compréhensible. Toutefois, le fait que je sois revenu non pas avec un, mais avec deux manuscrits, avait permis de le calmer un petit peu.

« Et qu'est-ce que tu t'es fait au visage ?! » S'exclama-t-il avec effroi en voyant mon œil au beurre noir. « Je t'envoie chercher un document, et tu reviens en ressemblant à un panda ! »

Un panda ?

Est-ce qu'il essayait d'être drôle, ou de se moquer ouvertement de moi ?

Le commentaire, audible de tout l'étage, fit en tout cas pouffer de rire certaines personnes.

« Tu t'es battu ou quoi ? » Demanda avec méfiance Chiba. « Parce que si on a des problèmes avec la police, je te préviens que ce sera pas sans conséquences ! »

Non, il n'y aurait probablement pas de 'problèmes avec la police', vu les circonstances selon lesquelles je m'étais retrouvé affublé de ce ridicule œil au beurre noir. Mais ça, il n'avait pas besoin de le savoir.

Les deux enveloppes en main, il s'était alors assit à son bureau, toujours avec son coussin de voyage vert autour du cou. Et maintenant que j'y faisais plus attention, ledit coussin avait deux yeux et une paire de petites pattes sortant sur l'arrière. Peut-être était-ce une sorte de grenouille, ou autre animal amphibie ?

En tout cas, il l'avait presque toujours autour du cou pendant la journée, et ne prenait la peine de le retirer que pour sortir du bureau.

Absorbé dans la lecture des documents que je lui avais remis, il avait complètement oublié ma présence. Ce qui fut pour moi, le signal que j'attendais pour sortir de son bureau et retourner au mien. Toutefois, à peine assis et mon ordinateur allumé, que madame Asanuma était venue vers moi, avec l'intention d'engager la conversation.

« Hé bien, Nijima-kun, tu peux t'estimer heureux que Chiba-san ne diminue pas ta paie pour ce retard... » Dit-elle pensivement.

« J'étais en mission selon ses instructions, » répondis-je tout en entrant mes identifiants sur le clavier. « Et j'ai déjà compris qu'il criait plus qu'il n'agissait. »

« Oh, je vois, je vois, » dit-elle avec un petit sourire. « Mais dans ton cas, ça a plutôt l'air d'être l'inverse, pas vrai ? »

Pour lui donner raison, je hochais de la tête, toujours sans la regarder.

J'avais plusieurs chapitres à corriger avant leur publication dans des magazines, et également à organiser les documents que mes collègues plus haut dans la chaîne de hiérarchie que moi avaient déjà traités.

« Je ne sais pas si c'est par choix que tu restes avare de mots, ou si c'est ton caractère qui veut ça, » continua-t-elle. « Mais au moins, tu fais du très bon travail, jusqu'à présent. Ça ne m'étonnerait pas qu'on te confie très prochainement la gestion d'un auteur. »

Elle n'avait pas tort. Cela faisait déjà deux ans que j'avais été à ce poste d'assistant éditeur, et trois ans en tout que j'avais été embauché dans l'entreprise. Il était donc très probable qu'on me confie dans peu de temps la responsabilité d'un jeune auteur.

« Continue le bon travail, Nijima-kun, » dit-elle avait de s'éloigner et de regagner son propre bureau sans attendre de réponse de ma part.

Elle savait probablement que je ne lui répondrais pas. Et c'était exact. Elle semblait avoir beaucoup de patience avec les gens, et se montrait toujours très polie avec les autres. Mais j'avais également remarqué qu'elle cherchait toujours à me parler dès qu'elle me voyait pour la première fois de la journée. Que je lui réponde verbalement ou non, d'ailleurs. J'avais donc pris pour acquis, depuis ces deux années, qu'elle viendrait à mes côtés faire une sorte de monologue me concernant.

J'étais aussi soulagé qu'elle ne tente pas de me faire parler malgré moi. Elle respectait la distance que j'avais malgré moi mise avec mes collègues. C'était vraiment appréciable, car sans cela, je me retrouverais rapidement coincé, incapable de conduire une discussion même triviale de façon régulière.

Ses paroles déjà oubliées, je me concentrais sur un des chapitres que j'avais à valider. Et comme d'habitude, il était bourré de fautes répétitives que j'avais appris à anticiper de la part de l'auteur que je corrigeais. C'était assez étonnant, d'ailleurs, de voir que les mêmes erreurs revenaient avec des auteurs en particuliers ; chacun ayant un type d'erreur en particulier que les autres n'avaient pas. Et par erreur, cela pouvait dire des fautes de frappe, de conjugaison, ou encore des lettres supplémentaires s'étant glissées dans le texte à cause d'une saisie trop hasardeuse sur le clavier. Près de 80 % des textes reçus l'étaient sous forme dématérialisée, même si certains auteurs travaillaient encore à la main, avant de scanner leurs pages ou de retaper le contenu à l'ordinateur. Osagawa sensei faisait partie de cette dernière catégorie, par exemple.

Si je me souvenais correctement, il avait dit dans une interview qu'il ne pouvait pas se passer de la sensation du stylo glissant sur la feuille de papier. Ou quelque chose comme ça.

Pour ce qui était de l'auteur que j'étais en train de corriger, c'était un écrivain tout digital, qui se passait depuis bien longtemps du papier. Et visiblement, ça n'empêchait en rien les fautes. Bien au contraire.

Mon rôle se résumait donc à faire les corrections, à gérer l'archivage des documents papier, mais aussi dans certains cas à rendre service aux éditeurs titulaires en allant directement chercher un manuscrit, comme cela avait été le cas hier soir. En revanche, je n'avais pas à évaluer le contenu lui-même. C'était là le travail d'un véritable éditeur, et non d'un assistant éditeur comme moi.

Mais ce n'était pas grave. J'appréciais de pouvoir lire, même dans le désordre ou sans suite logique, plusieurs histoires à la fois. Parfois car je m'intéressais au récit, et parfois car cela me servait de référence pour déchiffrer les émotions des gens.

Les livres m'avaient beaucoup appris à ce sujet. Bien sûr, les mangas et autres bandes dessinées étaient le plus parlant, dans mon cas. Car je pouvais voir dessinées les expressions des personnages. Mais cela rendait également confus l'interprétation de certaines émotions.

C'était donc pour cela, qu'en plus de la lecture, j'étudiais les expressions et le langage corporel, afin de cerner plus facilement certaines situations délicates.

J'avais déjà terminé de corriger le chapitre en cours - une histoire sur un chevalier et une policière – et allais passer au suivant, lorsque monsieur Chiba se mit à la porte de son bureau et cria vers moi.

« Hé Nijima-kun ! Quelqu'un te demande à l'accueil ! » S'exclama-t-il.

Les gens étaient déjà habitués à ce qu'il hausse le ton, même pour dire des banalités.

Ils ne levèrent donc pas la tête pour voir de quoi il s'agissait, restant concentrés sur leur travail, ou leur appel téléphonique en cours.

Mais étant directement concerné, je ne pouvais malheureusement pas faire de même.

Me levant à mon bureau, je cherchais à en savoir plus.

« Quelqu'un me demande ? Qui ça ? » Demandais-je calmement.

Chiba me regarda avant de rapidement souffler, agacé.

« C'est ça, fais comme si tu savais pas. » Répondit-il avec sarcasme en haussant les épaules. « L'accueil a dit à ta 'copine' de monter directement, alors la prochaine fois donne lui ton numéro de ligne directe, au lieu de la forcer à faire le déplacement... »

Et étrangement, la paix apparente des lieux fut dérangée par cette information. Les appels téléphoniques étaient devenus murmures, et le bruit des claviers s'était estompé. Comme si chacun cherchait à écouter avec attention ce qui se passait.

Monsieur Chiba, lui, était de nouveau reparti s'asseoir à son bureau, non sans râler.

Je l'avais même entendu dire à madame Asanuma 'ce type a une copine ? Dites moi que je rêve !' tout en refermant derrière elle la porte du bureau.

Et à vrai dire, j'étais le premier surpris. Parce que je n'avais pas de petite amie. Mais ça, c'était évident, n'est-ce pas ?

Je me demandais donc qui avait eu l'audace de se présenter de la sorte, lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrirent.

Le silence s'était fait, mes collègues retenant leur souffle pour découvrir la nouvelle arrivante.

Mais dans mon cas, il ne me fallut pas longtemps pour comprendre à qui j'avais à faire. Juste le temps que la personne à l'intérieur de l'ascenseur ne se décide à en sortir.

La détective était là. Habillée d'un pull à col roulé sous une veste en cuir couleur bordeaux, et d'un pantalon noir.

Et avec un grand sourire, elle s'écria en agitant le bras :

« Iwao ! »

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