1 Je veux l'entendre à nouveau.

L'intensité du choc que je sentis se propager dans toute ma voiture me fit sursauter, autant que la vision d'une silhouette humaine surgissant dans la nuit juste devant mon pare-brise.

Dans un crissement de pneus, je fis freiner mon véhicule, la pluie augmentant la distance de freinage nécessaire à son arrêt complet.

Est-ce que je venais… De renverser quelqu'un ?

Ici ?

En pleine nuit ?

En plein milieu de nulle part ?

Ce n'était vraiment pas mon jour de chance. Ça allait sûrement me mettre en retard.

« Nijima-kun ? » Dit la voix à l'autre bout du fil. « Hé, tu m'entends ? Nijim- »

Je raccrochais au nez de mon supérieur, laissant tomber le téléphone sur le siège passager.

Je sortis de ma voiture sous la pluie battante, mes vêtements devenant complètement trempés en quelques secondes. On y voyait absolument rien, à cette heure avancée de la nuit, et en pleine route de montagne, sans aucun éclairage public.

Je pris alors une lampe de poche dans le rangement intérieur de ma portière, puis fit le tour de ma voiture pour ouvrir le coffre, et enfiler une cape de pluie. C'était un peu superflu, étant donné que j'étais déjà complètement mouillé de la tête aux pieds. Mais peut-être que cela limiterait le risque d'attraper un rhume ou pire. Je fis à nouveau un tour complet de ma voiture, afin de vérifier les dégâts.

Rien. Aucune trace.

Pourtant, je n'avais pas imaginé ce choc suivi de secousses ; signe que j'avais percuté et roulé sur quelque chose.

Je commençais donc à balayer du faisceau de ma lampe la route, en espérant ne pas voir trop de sang. J'avais vraiment la mauvaise habitude de ne pas supporter la vue de la couleur rouge. Cela me mettait toujours mal à l'aise en temps normal. Alors si j'avais vraiment renversé quelqu'un…

Ma main gauche plongea dans la poche de mon pantalon, et se resserra sur le vide.

C'est vrai, j'avais laissé mon téléphone sur l'assise du siège passager avant. Quel idiot.

Je continuais d'avancer sur la route sombre, bordée de deux énormes murs de pierre délimitant une tranchée dans une dense forêt. Les arbres étaient si grands que même en plein jour, ils auraient été tout aussi inquiétants. Sauf qu'en pleine nuit, tout ce qu'on voyait, c'était les ténèbres. Un énorme gouffre noir, où même les étoiles se retrouvaient masquées. Ce qui, en revanche, n'empêchait en rien la terrible et violente pluie qui s'abattait en ce moment sur moi, de passer à travers.

La lumière émise par ma lampe de poche éclairait à perte de vue un rideau formé par une multitude de gouttes d'eau, rendant indiscernable tout ce qui m'entourait. Jusqu'à ce que quelque chose attire mon regard.

Un corps humain était allongé sur la route, immobile.

J'avais vraiment écrasé quelqu'un, alors…

Avec précaution, je m'en approchais, et vit qu'il s'agissait d'une femme.

Une femme qui n'avait plus de tête.

L'avais-je si violemment percutée que cela ?

Non, impossible. Une tête humaine ne pouvait pas se détacher comme ça. Pas vrai ?

Touchant la main de la jeune femme, je retirais immédiatement ma main, comme si le contact avec sa peau m'avait brûlé. Sauf que c'était tout le contraire. Elle était glaciale. Comme si elle était déjà morte depuis un moment.

Ah… J'allais vraiment avoir de gros problèmes. Et la police allait sûrement me poser tout un tas de questions, et me trouver plus que suspect.

Il n'y avait pourtant aucune trace sur la calandre de ma voiture pouvant prouver que cela s'était bien produit… Mais un corps humain, ça ne mentait pas.

Puis, relevant le faisceau de ma lampe, je vis une petite forme, quelques mètres plus loin.

On aurait dit une sorte de sac, posé négligemment sur la route. Peut-être en saurais-je plus sur la mystérieuse femme qui était passée sous mes roues.

La pluie redoubla d'intensité, et porter cette cape de pluie me soulagea. J'avais bien fait le bon choix, la revêtir n'étant finalement pas une décision superflue.

Et enfin devant l'objet, je pris entre mes mains le sac, pour le tourner et tenter d'en trouver l'ouverture.

Sauf que… Ce n'était pas du tout un sac.

J'avais entre mes mains une tête humaine. Rien de plus, rien de moins. Une tête entièrement séparée de son corps, allongé à une dizaine de mètres de là.

Pétrifié par l'effroi et l'horreur, je n'osais ni la lâcher, ni la tenir plus fort que la simple pression de mes doigts sur les joues et le cuir chevelu déjà terriblement froids.

Elle était déjà presque gelée.

Des yeux bleus clair me dévisageaient, grands ouverts et inexpressifs, comme surpris une dernière fois avant le trépas.

Des yeux… Qui se fermèrent brièvement pour se rouvrir juste après.

La tête venait de cligner des yeux. Et à présent, elle me fixait d'un regard pétillant d'énergie. Comme si cette personne... Cette femme, que je venais de tuer… Était encore en vie.

'C'était impossible, pas vrai ?' pensais-je.

Mon cerveau essayait de comprendre ce qui se passait en ce moment même. Quelque chose de physiquement impossible était en train de se produire juste devant moi.

J'avais renversé et probablement tué cette femme, et pourtant, elle était encore en vie.

Comme si avoir sa tête détachée de son corps n'était qu'une légère déconvenue. Un peu comme ces héros de Shonen qui diraient d'un air confiant à leurs camarades « Ce n'est rien de plus qu'une simple égratignure ! ».

Sauf qu'on était pas dans un Shonen, là. Le genre n'était pas du tout le bon, même. On était plutôt dans un Seinen, dont la thématique principale était l'horreur.

Un récit d'horreur dont j'allais sûrement être la victime, moi qui n'était pas le type à avoir un caractère de héros.

'C'était impossible, pas vrai ?' Je me répétais à moi-même, mentalement.

Mais comme pour encore une fois balayer tout doute possible, la tête de femme sourit alors de toutes ses dents. Elle sourit avec un air malicieux, et toujours en me dévisageant,

« Wow, est-ce que c'est ce qu'on appelle un coup de foudre ? » Dit une voix féminine. « Parce que là, tu me fais vraiment tourner la tête ! »

Je restai silencieux un moment.

Ce fut le moment où mon cerveau, qui fonctionnait trop parfaitement depuis vingt-neuf années, disjoncta.

Il cessa probablement de fonctionner un instant, certes bref, mais suffisant pour laisser place à une sensation qui m'était étrangère.

Pour la première fois de ma vie, en vingt-neuf années, mon cœur rata un battement.

Je ne sut dire à cause de quoi cela était dû. Je ne sut comprendre ce qui m'arrivait.

Mon cœur qui avait battu toutes ces années à un même rythme constant et calme, imperturbable même dans les situations effrayantes, amusantes ou pleines de tristesse, s'était tout à coup emballé le temps d'un court instant.

C'était totalement inédit.

C'était nouveau.

C'était… Étrangement rafraîchissant.

Je n'aurais jamais imaginé que le moi dénué d'émotions depuis le plus jeune âge puisse un jour ressentir quelque chose. Et pourtant, c'était là. Je ne savais pas ce que c'était, ni ce qui l'avait causé, mais c'était là. Et immédiatement, cette sensation inconnue et nouvelle fut suivie par une nausée maligne.

C'était bien trop nouveau pour moi. Bien trop nouveau pour que je puisse le supporter.

Mais je résistais à l'envie de vomir.

Cette femme… Elle venait de faire quelque chose que je n'aurais jamais cru voir.

Elle venait de dire que je lui plaisais.

Et sa déclaration avait eu un effet des plus surprenants.

Alors… Il fallait que j'en sache plus.

« Ce que vous venez de dire… Est-ce que vous le pensez vraiment ? » Parvint-je à dire.

Elle sembla surprise par ma question. Déstabilisée, même.

« Hein ? Euh… Je m'y attendais pas, à ça… » Dit-elle en fronçant les sourcils.

« À quoi ? » Demandais-je sans aucun détour.

Elle fronça un peu plus les sourcils. Visiblement, je l'énervais déjà par mon manque de tact. Ce qui était loin d'être nouveau, pour moi.

« Normalement, c'est le moment où vous êtes censé hurler d'effroi, et vous enfuir en courant... » Répondit-elle, toujours en me dévisageant.

« Pourquoi je ferais ça ? » Demandais-je à nouveau, en toute sincérité.

Est-ce qu'elle pensait que j'allais tenter de prendre la fuite, après que je l'ai renversée ? Si c'était le cas, elle avait une bien piètre opinion de moi. Je n'étais pas du genre à fuir mes responsabilités.

« Hé bien… Pour commencer, t'es en train de parler à une tête humaine, » dit-elle. « Juste une tête humaine, » insista-t-elle.

« Oh... » Laissais-je échapper.

J'avais presque oublié ce détail, dans la précipitation.

« Bizarre… Vraiment bizarre... » Marmonna-t-elle à voix basse, sans pour autant s'adresser à qui que ce soit en particulier.

Toutefois, même si je ne parlais qu'à une tête humaine, quelque chose d'encore plus extraordinaire à mes yeux s'était produit ; éclipsant complètement ce fait.

J'avais ressenti quelque chose.

Et je comptais bien renouveler l'expérience, si étrange soit-elle.

« Mais ce que vous avez dit… Sur le fait d'avoir eu le coup de foudre pour moi, c'était vrai ? » Insistais-je.

« Ben… T'es pas moche, déjà. » Répondit-elle, non sans montrer une pointe d'inquiétude.

« Dans ce cas, répétez-le. » Dis-je, tout en approchant mon visage du sien.

Elle grimaça, comme si la proximité immédiate de mon visage avec le sien la gênait énormément. Était-ce ce que l'on appelle 'être embarrassé' ?

Je n'en savais rien du tout. Je savais juste que ce genre de proximité pouvait rendre mal à l'aise les gens. Mais encore une fois, la situation m'avait fait oublier ce détail…

« Wow, du calme ! » Dit-elle avec précipitation.

Je suis sûr que si elle avait pu, elle se serait enfuie le plus loin possible de moi. Mais manque de chance, ou plutôt, de corps, c'était impossible sur le moment.

« Quand on dit ce genre de chose, c'est parce qu'on ressent quelque chose pour l'autre, pas vrai ? » Demandais-je en approchant encore plus ma tête de la sienne, nos nez se touchant presque.

Elle se mit à violemment rougir, évitant tout à coup mon regard.

« Comment dire… C'est très embarrassant de demander ça comme ça ! »

Je voulais vraiment entendre cela à nouveau.

Ce qu'elle avait dit.

Car en l'entendant à nouveau, peut-être bien que…

« Alors répétez-le à nouveau, » demandais-je de façon pressante.

… Peut-être bien que je pourrais changer.

Mais ce qui suivit ne furent pas les mots que j'attendais tant.

« NON ! » Hurla-t-elle avec effroi.

En même temps, elle arriva à se défaire de mes mains, et basculant en avant, heurta violemment mon front avec le sien.

Ouch. Ça faisait mal. Très mal. Comment une tête humaine pouvait-elle être aussi lourde ?

Mais déjà, je sentais le sol se dérober sous moi. M'avait-elle frappé si fort ?

Tandis que je perdais connaissance, j'entendis encore la voix de cette femme sortie tout droit d'un cauchemar. Des mots incompréhensibles venaient se heurter à mes tympans rendus inopérants par mon malaise.

Rien ne laissait présager, que la première personne qui ferait rater un battement à mon cœur… Serait une personne pour laquelle aucun battement de cœur ne retentirai jamais plus.

Rien ne laissait présager non plus, quelques minutes plus tôt, que cette rencontre qui allait changer ma vie du tout au tout, puisse se produire...

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