1 C'est une folle furieuse

Des cacahuètes volèrent au milieu de la pièce, projetées hors d'un bol lui-même balancé dans les airs.

Des fêtards apeurés s'éclipsèrent rapidement, tandis que le barman tentait désespérément de sauver les verres et bouteilles posées sur le comptoir. Tout mais pas ça. Pas la vaisselle !

Il put sauver in extremis deux verre à pied et les contempla dans sa main droite, poussant un soupir de soulagement.

Pour les voir voler en éclat quelques secondes après, et ne plus avoir entre ses doigts que la partie basse des verres en question.

Dépité, il laissa mollement tomber le reste des débris dans la poubelle à ses pieds, et retira ensuite son tablier. Trop, c'est trop.

De toute façon, le patron avait déjà dû appeler la police. Aucune chance qu'il ne s'approche du centre de l'ouragan qui prenait place juste devant lui, et qui faisait fuir de plus en plus de clients. Ça, jamais. Surtout avec une furie pareille en son centre…

Il porta une main à son visage, se retenant de pleurer, et s'appuya le dos contre le mur d'étagères sur lesquelles étaient posées bien en vue des centaines de bouteilles de couleurs et de formes différentes.

Ce soir, c'était vraiment infernal. Il avait jamais signé pour ça. Tout ce qu'il voulait, c'était de quoi payer ses études. Et pas avoir une expérience suffisamment traumatisante pour le hanter à tout jamais.

Il ferma les yeux un instant, pour tenter de se calmer, et massa ses tempes.

Puis il les rouvrit, et levant le regard, jeta un dernier coup d'œil à une femme en robe violet foncé accrochée au dos d'un homme plus âgé, ses jambes encerclant le torse de ce dernier, et ses mains cherchant à lui arracher les cheveux. Le barman décida de battre en retraite dans la salle de pause des employés, laissant derrière lui une femme hurlant à pleins poumons et un malheureux type qui savait parfaitement ce qu'il avait fait de mal.

Pourtant, rien ne laissait présager qu'une telle scène chaotique allait se produire, quelques minutes auparavant. Car un quart d'heure avant que la catastrophe ne se produise, tout avait l'air d'une soirée on ne peut plus normale.

Des gens dansaient de façon désordonnée ou au contraire similaire à d'autres personnes au milieu de la salle, tandis que sur les côtés, des tables et banquettes étaient prises d'assaut par les fêtards sortant une dernière fois avant que la semaine de travail ne reprenne son cours.

Des jeunes femmes s'étaient vêtues de façon aguicheuse pour draguer, et d'autres venaient entre amies pour se défouler et s'amuser. Les hommes n'étaient pas en reste, soit à se prendre des refus, soit à trouver des personnes avec qui traîner. Les groupes de jeunes hommes étaient tout particulièrement bruyants, à commander bouteilles sur bouteilles de bière, sake ou soju.

Les cocktails aux couleurs criardes avaient pris possession de bon nombre de tables, et avaient aussi envahi le comptoir du bar, devant lequel plusieurs tabourets étaient disposés.

Et sur un de ces tabourets, s'était assis Kobayashi Shinsuke, 42 ans.

L'homme, relativement grand, dépassait toujours en hauteur la plupart des autres personnes présentes, même assis sur son tabouret. La faute à une assise beaucoup trop haute.

Il regardait de ses yeux marrons et avec apathie le verre et les bouteilles de bière devant lui, se demandant encore où il avait bien pu faire un erreur dans sa vie pour en arriver là.

Sauf que ce soir, il avait envie de ne plus se souvenir de certaines choses. Il savait pourtant que c'était peine perdue, et qu'il se souviendrait de tout, que ce soit plus tard dans la soirée ou le lendemain, ou dans dix ans encore.

Il posa sa tête dans sa main, accoudé sur le comptoir du bar, et sentit sous sa paume de main le grattement caractéristique des poils de sa barbe de trois jours. Il l'avait en permanence, depuis quelques années, et avait abandonné l'idée d'avoir un visage net et lisse comme les types de son âge ou les plus jeunes. À quoi ça pouvait bien servir, de toute façon ? Ça allait de paire avec ses cheveux rasés de près sous les oreilles, mais complètement laissés poussés et en pagaille au dessus.

Son bras droit lui faisait encore mal, aussi. C'était comme ça à chaque changement brusque de température, et il regretta un peu d'avoir traîné dehors si longtemps.

«Cette place est libre?» fit une voix provenant de sa droite.

Il jeta un regard distrait du côté d'où provenait la voix, et sûr, une jeune femme aux longs cheveux noirs lisses le fixait de ses yeux gris. Elle avait une longue frange et tous ses cheveux, ramenés sur le côté et sur son épaule droite, retombaient devant sur sa poitrine. Elle était vêtue d'une longue robe violet foncé lui arrivant juste au dessus des genoux et avec un décolleté discret ; mais étonnamment, n'avait pas de talons hauts pour aller avec sa tenue. À la place, elle avait de petites baskets noires brillant à certains endroits. Ses ongles n'étaient pas non plus vernis, alors qu'elle semblait rien qu'avec sa robe être quelqu'un suivant la mode avec avidité.

«À votre avis?» Répondit Shinsuke d'un ton sec.

Il n'avait vraiment pas envie de parler ce soir. Et encore moins à une femme habillée de façon provocatrice.

«Wow, vous et les bonnes manières, ça fait deux,» dit-elle en prenant place à ses côtés sur le tabouret qui était resté vacant jusqu'à ce moment. Elle se tourna ensuite vers le barman. «Hé gamin! Une bière comme le monsieur, avec citron!»

Le jeune homme, visiblement peu dérangé par l'attitude familière de la jeune femme qui a priori était à peine plus âgée que lui, s'exécuta, et quelques minutes plus tard, un grand verre droit rempli des trois ingrédients et agrémenté d'une rondelle de citron sur le rebord était déposé devant la jeune femme.

Elle sourit pour elle-même, visiblement satisfaite, et commença à boire comme un puits sans fond l'intégralité du verre.

«Vous venez souvent ici?» Demanda-t-elle.

Elle n'eut pas de réponse, visiblement parce que Shinsuke ne pensait pas qu'elle s'adresserait encore à lui après leur courte interaction. Mais il dut se rendre à l'évidence lorsqu'elle lui fila un coup de coude dans le bras. Et pile le bras qui lui faisait mal.

«Qu'est-ce que ça peut vous faire?» Finit-il par grogner.

Elle commençait à l'ennuyer, et il espérait qu'elle allait vraiment le lâcher et reporter son attention sur quelqu'un d'autre.

«Wow, on s'énerve facilement, là.» dit-elle d'une voix monocorde, mais avec un air amusé. «Je comprends pourquoi personne vous approche.»

Agacé, il risqua un regard vers la jeune femme, qui entre temps avait recommandé et vidé un nouveau verre, et il frissonna. Elle le fusillait du regard, un air sévère sur le visage qui ne correspondait pas à quelqu'un de son âge. Elle le fixait intensément, à la fois pour montrer son mécontentement, mais aussi pour provoquer une réaction chez lui. Cela semblait être un jeu pour elle, d'appuyer sur ses boutons à lui, et de voir comment il allait réagir.

«Écoutez, je suis venu boire, pas discuter», répondit-il rapidement, répondant à son regard en la fixant elle aussi.

«Pourtant, vous parlez avec moi, là. Faudrait savoir!» Se moqua la jeune femme, un sourire carnassier affiché sur le visage. «À croire que vous m'attendiez.»

Malgré lui, le regard de Shinsuke s'aventura sur la poitrine de la jeune femme, avant de revenir vers son visage. Un visage qui cette fois, n'avait plus rien d'amusé.

«Hé. Soit on me parle, soit on me parle pas. Mais faut éviter de me fixer, si vous voulez pas parler avec moi.» Dit-elle d'un ton grave et énervé.

En même temps, elle s'était habillée de façon révélatrice. Alors même sans vraiment regarder, il ne pouvait pas s'empêcher de la fixer du regard.

«Je dis depuis tout à l'heure que je veux pas vous parler!» Répondit Shinsuke, énervé, et avec l'esprit échauffé après sa troisième bouteille de bière de la soirée. Il commençait sérieusement à perdre patience.

La jeune femme sembla très mal prendre le rejet qu'elle subissait, et commanda cette fois un verre de whisky qu'elle vida aussi d'une traite. Elle n'appréciait même pas le goût de la boisson, et vidait verre après verre comme si sa vie en dépendait. Il ne l'entendit pas dire un mot pendant dix minutes, et pensa enfin être tranquille, lorsqu'elle revint à la charge avec force.

«Hé, mec, t'as vraiment un caractère de merde, tu le sais ça?» Dit-elle lentement, pour maximiser l'impact de ses paroles sur l'homme qui se tenait à ses côtés.

Shinsuke s'énerva tout rouge, comme elle l'avait prévu.

«J'le sais, alors la ferme!» cria-t-il. «Pas besoin d'une abrutie dans ton genre pour m'en rendre compte!»

Il respira bruyamment, visiblement toujours énervé, mais déjà moins qu'il y a quelques minutes, ayant pu enfin se défouler et lui balancer ce qu'il avait sur le cœur.

Toutefois, il n'avait pas prévu la suite des événements.

Au départ, même le barman avait fait un bond en arrière face au haussement de ton de Shinsuke. Puis leur côté du comptoir était tombé dans le silence, personne ne parlant malgré le bruit ambiant.

Il ne se risqua pas à jeter un œil sur sa droite quand il entendit les pieds d'un tabouret déraper sur le sol en vinyle, preuve que quelqu'un venait de se lever. Il pensait même que la jeune femme était finalement partie, jusqu'à ce qu'il sente une main sur sa tête.

Sensation totalement étrange et inhabituelle, pour quelqu'un d'aussi grand que lui.

Et aussitôt, la main se resserra, empoignant ses cheveux et tirant avec force.

«AIE!» Hurla-t-il.

Il jeta un regard furieux sur le côté et vit la jeune femme debout, un air mauvais sur le visage.

Elle tentait de lui arracher les cheveux, et tirait tellement fort dessus qu'elle traîna Shinsuke avec elle et le fit descendre de son tabouret.

«Lâchez-moi!» Hurla-t-il avec douleur.

Mais déjà, la jeune femme criait en retour. Et tira tellement fort sur ses cheveux qu'il se retrouva à quatre pattes au sol à ramper pour tenter de lui échapper.

«T'as aucune chance sale type! Tu vas voir!» Cria la jeune femme.

«Lâchez-moi bordel!» Cria Shinsuke en se débattant.

Peine perdue, la jeune femme en profita pour monter sur son dos comme s'il était un cheval. Il se débattit et s'agrippa à un des tabourets restés vacants pour tenter de le faire tomber sur la jeune femme qui se trouvait sur son dos. Mais elle tira à nouveau très fort, avec ses deux mains, sur ses cheveux.

«Où tu crois aller comme ça, HEIN?» Grogna la jeune femme. «Tu me parle mal, et tu crois que tu vas t'en tirer comme ça?!»

Aux grands maux, les grands remèdes.

Il devait la faire tomber.

Serrant les dents pour supporter la douleur lancinante brûlant son cuir chevelu, et se releva d'un coup.

Ce qu'il n'avait pas encore prévu, c'est que la jeune femme, même ivre, aurait suffisamment de répondant pour passer ses jambes vers l'avant et les serrer autour de son torse à lui.

«Lâche-moi espèce de tarée!» Cria-t-il, en vain.

La jeune femme semblait apprécier le soudain rodéo, et s'amuser encore plus à le tourmenter de la sorte. Lui, il ne s'amusait pas tellement. Il se mit dos contre le bar, et donc par conséquent le dos de la jeune femme contre le bar. Puis roula. Il se débattit tellement qu'il commença à faire tomber des bouteilles et des verres posés sur le comptoir.

«Qui tu traites de tarée!? Je vais t'apprendre, moi!» Répliqua férocement la jeune femme, toujours accrochée dans son dos.

Puis… Le chaos s'abattit dans la boîte de nuit…

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